Français? ¿Español?

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vendredi 23 mars 2007

Le conte "Le dernier rêve" et sa peinture

Le tableau ci-joint, illustrant le conte qui suit, a été peint par mon amie Maritza Godoy, qui vient de nous quitter. Je suis de voyage au Chili et j'ai pu enfin voir l'original.

Le dernier rêve


La femme, aux cheveux blancs et courts, s’arrêta un instant. Tout était étrange pour elle depuis le jour où elle avait découvert la petite porte du grenier du temps. Elle était en proie à une grande fatigue et pressentit que si elle ne réussissait pas à réaliser ce qu’il fallait, son mal ne guérirait jamais, sa vie serait vaine et elle mourrait bientôt.

Elle alla rendre visite à son amie la guérisseuse qui lui dit qu’elle devait demander conseil auprès de quatre sages. Mais son amie la guérisseuse ne sut pas lui dire qui étaient les quatre sages. Elle alla rendre visite à son amie la magicienne, qui lui dit qu’elle devait découvrir les quatre royaumes, mais son amie la magicienne ne voulut pas lui dire où se trouvaient les quatre royaumes. Elle alla rendre visite à son ami le bienveillant, qui lui dit qu’elle devait demander conseil auprès non pas de quatre mais de quatorze sages, découvrir les quatre royaumes et raconter un conte éternel. Mais pas un mot de plus ne jaillit de ses lèvres desséchées.

Ne sachant comment se rendre auprès de quatre ou quatorze sages, ni comment découvrir les quatre royaumes mais consciente de sa mort imminente, elle décida de partir dire adieu à sa lointaine terre natale et à tous les siens. Elle parcourut avec tristesse sa terre bien-aimée, la regardant comme jamais elle ne l’avait regardée ; puis elle alla rendre une visite, qu’elle voulut rituelle, à chacun de ses ancêtres. Elle entendit l’histoire de l’arrière-grand-père qui s’était enfui à l’âge de quatorze ans des Bouches du Kotor en embarquant dans le premier bateau qui passait pour parcourir le monde et qui, échappant miraculeusement à un naufrage, adopta comme nouvelle terre celle où son radeau échoua. Elle entendit l’histoire de l’arrière-grand-mère, émigrante dalmate, qui devait épouser un inconnu mais qui, écoutant l’appel de l’amour, s’était enfuie en croupe sur le cheval de son bien-aimé. Elle entendit l’histoire du bout du monde, qui était sa terre, et des êtres mythiques qui la peuplèrent avant-même que l’univers connu ne soit créé. Elle entendit dans la musique du vent austral les gémissements des aborigènes sans voix. Elle entendit l’histoire de ses ancêtres qui s’enfuirent de la Russie et connut leur tristesse. Elle apprit comment les descendants des uns et des autres s’étaient unis, donnant lieu à de nouveaux amours et à de nouveaux chagrins. Elle prit soin d’écrire dans le petit cahier, qu’elle portait toujours sur elle, ce que chacun lui avait raconté ainsi que ce qu’elle avait elle-même observé et compris. De retour à la maison, elle se coucha car la fatigue se faisait plus lourde que jamais et sentait que la mort était lasse d’attendre.

Lorsqu’elle s’endormit, l’étrange sensation qu’elle avait déjà éprouvée une ou deux fois auparavant se fit plus présente que jamais. Elle sentait que sa tête allait exploser. Non pas qu’elle eût mal, non, c’était une autre sensation sur laquelle elle n’arrivait même pas à mettre un nom. C’était comme si un bonnet de bain, de ceux qu’utilisent les nageuses de compétition, lui serrait la tête d’une manière insupportable. Mais elle ne portait aucun bonnet, c’était son propre cuir chevelu et ses cheveux blancs qui l’oppressaient jusqu’à l’indicible, d’une manière indescriptible, depuis l’intérieur. C’était comme si sa tête était un ventre qui allait mettre une myriade d’êtres au monde, des êtres qui poussaient pour naître sans trouver la façon d’y parvenir. Arriva l’instant où survint ce qu’elle craignait tant mais sans qu’elle ait pu imaginer la manière dont cela pouvait se produire : son cuir chevelu et ses cheveux blancs se décollèrent d’un coup de sa tête et, comme s’il s’agissait d’un bonnet de fourrure, ils furent éjectés au loin avec force. Elle était debout et éprouva à cet instant une étonnante légèreté. Une sensation de plaisir inconnu l’enveloppa ; sa surprise et sa joie furent immenses. C’est alors que survint le miracle inattendu : une nouvelle chevelure, noire et abondante, naquit de sa tête et se mit à pousser à une vitesse surprenante. Les nouveaux cheveux, beaux et soyeux, commencèrent à se répandre sur ses épaules, à couvrir les ondulations de son dos, de son ventre, de ses fesses, de son sexe. Les cheveux continuèrent à pousser, lui couvrant voluptueusement le corps entier, entourant amoureusement ses pieds et recouvrant l’herbe du jardin où elle se trouvait. Elle réalisa alors qu’elle était une source de vie, que la force vitale symbolisée par ses cheveux émanait d’elle en irriguant la terre entière de fleurs, de contes et de mémoires enfouies. Elle sut alors que la guérisseuse avait eu raison et que les quatorze sages étaient les ancêtres qu’elle était allée visiter. Elle sut alors que la magicienne avait eu raison et que les terres lointaines de ses ancêtres et sa regrettée Patagonie étaient les quatre royaumes car ils conduisaient aux quatre points cardinaux. Au fur et mesure que les histoires s’entremêlaient, ses cheveux continuaient à pousser en recouvrant la Terre entière et tous les temps. C’est alors qu’elle comprit que son ami le bienveillant avait aussi eu raison et qu’elle avait écrit un conte éternel. Un sentiment de gratitude infinie l’envahit : elle avait réussi à transcrire dans son petit cahier le chant de vie qui vibrait en elle depuis des temps immémoriaux, son histoire n’était pas seulement la sienne, ni celle de sa famille, mais celle de tous les êtres, de toutes les races, de tous les temps et de tous les royaumes.

Le lendemain, sa famille trouva le cahier ouvert auprès de son corps inerte. Un sourire éclairait son visage et de longs cheveux noirs recouvraient le lit.


Grenoble, octobre 2002

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