(Après avoir mis en ligne mon texte « L’autre », l'idée m'est venue de partager cette ancienne présentation concernant un autre aspect de « l'altérité »)
Une réponse pour briser cette ignorance, pour retrouver une place à soi dans le monde de l’autre, est de forcer son regard par un acte fort, comme l’est l’écriture et la publication dans les deux pays de ce que l’autre ne peut ou ne veut pas voir. C’est une démarche qui a engagé toute mon énergie, et ceci avec une volonté qu’auparavant je n’avais pas connue, un peu comme si c’était indispensable à ma survie. Je n’avais jamais écrit, pourtant, au moment de commencer, je savais que j’écrirais un livre et que je le publierais. Personne ne l’a cru, personne n’a compris que je ne pouvais pas faire autrement.
Ma volonté première a été d’écrire en français pour faire connaître en France mon identité et mon histoire. Je voulais, pour ces raisons, utiliser les vrais noms de ma famille, mais la pression de cette dernière m’a contrainte à les changer et même à emprunter un pseudonyme. Résultat : j'ai gagné deux nouveaux noms, le faux nom que je porte dans mon récit plus celui, inspiré par mon histoire, et que j'ai choisi comme nom d'auteur.
Le problème des deux langues a été un déchirement. Je n’ai jamais été douée en lettres. Je ne suis pas bonne en espagnol, ne parlons pas du français. Obligée de rédiger en espagnol, afin de valider mon récit par les miens, j’avais envisagé d’écrire en parallèle en français; j’ai vite compris qu’écrire un livre nécessitait corriger sans cesse, restructurer, revenir en arrière et qu’il était impossible de le faire en deux langues simultanément. J’ai donc écrit en espagnol. Le jour même où j’ai fini la version en espagnol, j’ai commencé celle en français : mi-traduction, mi-réécriture. Puis, j’ai dû faire corriger, corriger et corriger encore pour que le niveau de langue soit « acceptable ». J’avais mal mesuré mes difficultés en français. Le manuscrit déposé à l’APA, en 2001, a subi encore d’innombrables corrections, mais le contenu de la version finale, à une page près rajoutée en 2002, n’a pas changé.
Parmi les lecteurs, certains refusent de comprendre la démarche vitale de l’écriture de soi et m’ont dit en toute amitié : « dommage que tu n’aies pas osé sauter le pas d’écrire un roman ». Ces lecteurs ne voient pas l’essentiel, ils pratiquent une autre forme d’ignorance à la Kundera.
Mon sentiment d’être étrangère, différente, issue d’une terre égale à nulle autre, vient de ma petite enfance. Je suis née à Punta Arenas en Patagonie chilienne. A l’époque, cette terre connaissait la quatrième génération des descendants des premiers immigrants. Dans ma ville natale, tout le monde, ou presque, venait d’ailleurs ou avait des racines lointaines. Il y avait une importante colonie de Croates, bien qu’en ces temps-là, on disait Yougoslaves. La famille de ma mère était croate. Son père avait immigré en 1904 mais sa mère, dont les parents avaient immigré à la fin du dix-neuvième siècle, était née sur place. A Punta Arenas, il y avait des Anglais, des Allemands, des Français, des Italiens et bien d’autres encore. On entendait parler toutes les langues mais personne ne faisait bande à part. Les origines et les cultures se mêlaient donnant naissance, comme dans mon cas, à des croisements assez inattendus. Mon père était venu de Santiago pour exercer son métier d’ingénieur dans la recherche du pétrole. Mon père, qui est d’origine russe, apparaissait au regard des autres d’une origine encore plus exotique que la leur. Les parents de mon père s’étaient connus en 1906 dans le bateau qui les emmena de la Russie vers le Chili. Je n’ai pas eu la chance de les connaître et j’ai appris seulement vers l’âge de treize ans qu’ils étaient juifs. Mon père, son frère et ses quatre sœurs s’étaient tous mariés à l’église catholique et je ne pouvais pas deviner ces origines. L’une des démarches importantes que j’ai entreprise, transcrite dans mon récit, a été de chercher à comprendre pourquoi et comment rien de la culture de ces ancêtres-là ne parvint jusqu’à moi. Pas un mot de russe ni de yiddish, pas un brin de leurs traditions, pas le moindre souvenir, pas un objet, pas un mot.
Quand j’avais sept ans, ma famille quitta la Patagonie pour Iquique, trois mille sept cents kilomètres plus au nord, toujours au Chili. Ce fut mon premier déracinement et certainement le plus marquant : le pays et la langue étaient les mêmes, la famille était la même et cependant tout avait changé. Le climat était radicalement différent, mais surtout, la ville d’Iquique ne portait pas en elle ce riche bouillon de cultures qui nous nourrissait à Punta Arenas.
Dans mon chapitre VI, j’ai écrit
– Ce que je vais te dire, n’est pas facile à expliquer. Nulle-part je ne me sens à ma place. Le fait d’être chilienne et de vivre en France m’autorise à ne pas être obligée de justifier, devant les autres, mes nostalgies, ma tristesse. Tout le monde considère ici qu’il est légitime que j’éprouve de la nostalgie. En revanche, si j’étais restée au Chili, qui pourrait comprendre mes états d’âme lorsque la mélancolie s’empare de moi ? Comprends-tu ? La mélancolie m’habitait déjà au Chili, bien avant que je ne le quitte. D’une certaine façon, j’étais déjà une étrangère avant ma naissance. Ou, tout au moins, à partir du jour où j’ai quitté Punta Arenas. Ici, je suis vraiment étrangère et cela me donne la liberté dont j’ai besoin pour être plus à l’aise. Ici, je peux être moi-même, sans que personne ne considère ma manière d’être comme anormale. C’est comme si j’étais parfaitement déracinée, alors qu’au fond, je me trouve mieux ici que nulle part ailleurs.
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